jeudi 26 septembre 2013

La traversée


Me voilà arrivée à Santos, hébergée par Max et Fernanda, un couple de couchsurfeurs, dans un bel appartement avec vue sur la mer. Je devrais voir passer le Sambhar d'ici une à deux heure. Je verserais sans doute une petite larme à le voir partir sans moi.


La traversée n’aurait pas pu mieux se passer. Ça a été onze jours magiques de découvertes d’un monde très particulier, de farniente et de parties de cartes endiablées. C'est le cœur serré que j'ai dû dire au revoir à l'équipage et à mon co-passager. Je serais bien restée à bord pour un tour du monde avec toute cette équipe !

 

La montée à bord a été un vrai parcours du combattant. L’agent portuaire m’avait dit au téléphone qu’il fallait que je passe par le service d’immigration avant d’embarquer. Mais il avait été incapable de m’indiquer où se trouvait ce service ou de me donner une adresse. J’ai donc parcouru les docks en long et en large, avec mon gros sac sur le dos. Détail incongru : une scène d’un film se passant en France dans les années soixante, je dirais, était en train d’y être tournée. Un des bâtiments du port avait été transformé en gendarmerie nationale, et des gens se baladaient en costume d’époque et dans de vieux taxis rouges, avec pour toile de fond, le CMA CGM Sambhar en plein chargement.

 
L’agent de l’immigration a à peine jeté un œil à mon passeport et l’officier qui m’a accueillie à bord du Sambhar n’a pas été très regardant non plus. On m’a conduit à ma cabine et servit un bon repas dans le mess, puis j’ai passé l’après-midi à découvrir le bateau, qui n’a quitté Lisbonne que vers minuit.



Nous étions seulement deux passagers. L’autre, Sébastien, était un français qui allait parcourir l’Amérique à vélo. Nous nous sommes très bien entendus : nous vaquions à nos occupations chacun de notre côté, et nous nous racontions nos découvertes à chaque repas, que nous partagions en tête à tête entre la table des officiers et celle des machinistes. Sébastien me faisait mourir de rire avec son humour souvent teinté d’autodérision et on n’entendait généralement que nous dans le mess.

Nous avons eu la chance de tomber sur le capitaine le plus cool de la compagnie. C’est ce que m’ont dit les machinistes et je n’ai aucun mal à les croire. Nous avions accès libre à la passerelle, où le capitaine et les officiers de quart se faisaient un plaisir de répondre à toutes nos questions. J’ai donc appris quelques bases de la navigation : priorité à droite, comme en voiture, on accélère dans les zones fréquentées par les pirates (au risque de se faire enguirlander par la compagnie qui fait la chasse au « gaspillage » de carburant) et, parfois, on embroche une baleine sans le vouloir
(croyez-le ou pas, mais le capitaine était très sérieux quand il m'a raconté ça). Le capitaine nous fait part de sa nostalgie du temps où la position des cargos n’était pas constamment contrôlée par les compagnies et qu’il pouvait faire un petit détour pour passer plus proche des îles et des côtes et ralentir un peu pour pouvoir pêcher. Maintenant, le temps et le carburant sont comptés et il doit des explications pour le moindre petit retard.




L’équipage est en partie Croate et en partie Philippin et on ne se mélange pas. La différence culturelle est trop grande, selon les Croates, qui préfèrent jouer à la briskula (un jeu avec des cartes italiennes) plutôt que de faire des soirées karaoké. Le régime alimentaire n’est pas le même non plus : riz et viande ou poisson à l’aigre-doux pour les Philippins, repas européens pour les Croates et les passagers. Et on se régale ! Un exemple de menu : soupe et salade en guise de mise en bouche, toast de saumon fumé en entrée, risotto de fruits de mer à l’encre de seiche en plat de résistance et banana split en dessert. Heureusement qu’il y a un gymnase avec vélo stationnaire et rameur pour faire passer tout ça !

La langue à bord est l'anglais, avec plus ou moins d'accent selon les interlocuteurs. Mais les apartés en croate sont courants et souvent suivis d'éclats de rire, ce qui m'a fait regretter de ne rien connaître de cette langue.

J’ai aussi visité la salle des machines (ou plutôt l’immeuble des machines, car ça s’étend sur cinq étages). Impressionnant, surtout quand Danko, l’ingénieur électricien, explique comment telle ou telle machine pourrait exploser et telle ou telle autre nous couper une jambe ! Mais je n’ai peur de rien et je m’y suis installée un bon moment pour dessiner des pompes, des gros tuyaux, des boulons, etc. Un régal à l’encre aquarellable !

Une fois en mer, lorsque toutes les manœuvres de déchargement et de chargement sont terminées, nous sommes également autorisés à nous promener librement à l’extérieur. Le capitaine fait même installer une chaise longue sur le château de proue pour que je puisse y faire bronzette 
et rebaptise l’endroit « la plage ». Il demande à l’équipage de m’y laisser tranquille. Il n’hésite pas, par contre, à y venir me faire subir le baptême du passage de l’équateur : un bon seau d’eau glacée au moment où je m’y attends le moins. Je pense que je n’oublierai jamais l’image de ce capitaine, en slip de bain orange, portant son seau de plage avec des petits poissons et des étoiles de mer dessinées dessus ! Mon seul regret est de n’avoir pas osé le prendre en photo !

Le château de proue est non seulement extrêmement tranquille, car éloigné du bruit du moteur, mais c’est également le meilleur endroit pour observer les poissons volants qui fuient le mastodonte que nous sommes, les mouettes qui en profitent pour se faire un festin et les dauphins qui viennent s’amuser avec la quille en une gracieuse nage synchronisée. J’ai aussi vu plein de baleines en approchant des côtes brésiliennes et j’ai même aperçu un requin marteau pendant quelques secondes (alors que le capitaine disait qu’il ne voyait en moyenne un requin que tous les cinq ans) !


Pour ce qui est des côtes, nous avons seulement aperçu les Canaries et le Cabo Frio, une pointe de terre au nord de Rio de Janeiro. Le reste du temps, il n'y avait que nous et l'horizon, où apparaissait parfois un vraquier ou un porte-conteneurs. Je n'ai pas vu un seul voilier.



Je ne me suis pas ennuyée une seule fois pendant toute la traversée. Levée à 7 h pour le petit-déjeuner, je me recouchais généralement une petite heure. Ensuite, j’allais faire un tour sur la passerelle, pour voir sur les cartes où on se trouvait et discuter avec l’officier de quart, ou je descendais passer un moment avec les machinistes pendant leur pause. À midi, retour au mess pour le déjeuner, puis tartinage de crème solaire et direction le château de proue pour bouquiner, faire la sieste et observer la faune marine. 
Retour vers 17 h pour une petite demi-heure de gym et une bonne douche avant le dîner, servit à 18 h. Ensuite, parties de cartes et discussions plus ou moins sérieuses avec les Croates avant d’aller me coucher. Pas un seul moment le fait d’être seule femme a bord ne m’a pesé. Au contraire, tout le monde avait l’air tellement ravi de ma présence, que je me suis vite sentie intégrée.


Chaque jour ou presque nous réservait quelques surprises. On a participé à un exercice d’alerte incendie. On a appris à mettre nos gilets de sauvetage, observé l'équipage faire semblant d'éteindre un feu et on est montés dans le canot de sauvetage. Ce n’est qu’après que les machinistes m’ont raconté que plusieurs Philippins avaient trouvé la mort dans un exercice comme celui-là, car le canot de sauvetage s’était détaché et avait fait une chute de 30 m. Ils s’étaient bien gardés de nous le dire avant l’exercice !

Le capitaine, toujours soucieux de faire en sorte que notre expérience soit la plus complète possible, nous a aussi fait une visite de nuit du bateau. Direction le château de proue par l’intérieur de la coque. On y a découvert que les conteneurs ne s’entassaient pas seulement sur cinq étages au-dessus du bateau, mais également sur autant d’étages à l’intérieur ! Pour ce qui est du contenu, c’est resté un mystère jusqu’au bout, car le capitaine lui-même ignore ce que son cargo transporte (sauf quand il s'agit de marchandises dangereuses ou réfrigérées). Sébastien et moi nous sommes donc laissés aller à imaginer toutes les hypothèses : armes, drogue, clandestins...



Pour ce qui est du mal de mer, j’ai été plutôt tranquille. La première semaine, j’ai mis un patch, mais j’ai fini par m’en passer : je m’étais habituée au roulis. Il m’arrivait même, quand je passais plusieurs heures à l’intérieur, d’oublier que j’étais sur un bateau et d’être presque surprise, en rentrant dans ma cabine, de voir par le hublot que nous étions toujours en pleine mer ! Le dernier jour seulement, en arrivant en vue de Santos, le bateau s'est mis à tanguer plus que d'habitude et je ne faisais plus ma fière !

Je n'ai pourtant pas eu le mal de terre en débarquant. Je me suis juste sentie un peu assommée par le contraste entre le calme du bateau et le bruit et l'activité de la ville et par la tristesse de quitter mes nouveaux amis. Mais ce n'était qu'un au revoir et je compte bien suivre les aventures de Sébastien sur http://sebbavelo.blogspot.com.br/ en espérant le recroiser un jour (et je vous conseille d'aller faire un tour sur son blog d'ici quelques jours pour voir son propre récit de la traversée). Je pense aussi sérieusement à rentrer en France à bord du CMA CGM America, frère jumeau du Sambhar, où je devrais retrouver une partie de l'équipage, tout heureux de rentrer au bercail.





PS : Au moment où j’allais publier cet article. Danko m’envoie un message sur Facebook me disant qu’il faut que je retourne au port, car je ne suis pas passée par la douane hier soir ! Un agent vient me chercher au pied de l’immeuble, accompagné de Sébastien qu’ils n’ont pas voulu laisser partir tant que je n’étais pas passée à la douane puisque nos deux noms figuraient sur leurs papiers. Il met des scellés sur mes sacs. On retourne au port, où il nous remet un papier sans qu’on n’ai besoin de sortir de la camionnette, puis on se rend au bâtiment de la douane, dans le centre-ville, où on nous fait décharger les sacs, on jette un coup d’œil à nos passeports et on nous laisse repartir sans avoir touché aux sacs ni tamponné les passeports. Et voilà une belle matinée de découverte de la bureaucratie brésilienne !

14 commentaires:

  1. pensé à toi tous ces jours ! merci de ce joli récit du voyage ! un bel aperçu ni trop long, ni trop court ! de l'art de la synthèse !!! et vraiment ravie de la manière dont ça c'est passé ! trop facile ! même pas un pirate à se mettre sous la dent ! bon vent pour la suite ! Véro

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  2. Welcome to Brazil, take good memories from our country!!! Fernanda & Max

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  3. Magique ! et sympa de prendre le temps de partager avec l'entourage et toute la blogosphère. Et on en redemande ! Qu'est-ce qu'on dit à tous ceux, et ils sont nombreux, qui nous demandent avec quelle marchandise secrète tu voyageais ? On a bien quelques hypothèses supplémentaires : diamants, morue salée, archives de Clearstream, chasse-neige(s ?), archéologues (private joke), etc. Dans le plus lourd des containers, il y avait notre chargement de bisous
    PapaMaman

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  4. Merci ! Et si vous en redemandez, allez voir le blog de Sébastien. Ça vaut le coup : des détails supplémentaires (dont certains que j'avais cachés pour ne pas attirer de problèmes à notre cher capitaine), des photos et de l'humour comme on l'aime ! En plus il dit du bien de moi (et il me fait aussi passer pour une grosse flemmarde, mais ça ça ne surprendra personne).

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  5. J'ai décidément du mal à partir ce matin. Un autre petit coucou sur ton blog pour te souhaiter le meilleur pour cette grande aventure, dont je regarderai régulièrement la progression pour avoir de tes nouvelles, si jamais par malheur nos routes ne se croisent pas à nouveau.
    Bises,
    sebb

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  6. Super super le récit détaillé !! On en redemande :) C'est chouette que tu sois tombé sur un équipage sympa, et à un capitaine relax. On attend les dessins bien sûr. Pour le contenu des conteneurs, je suis super étonné que le capitaine ne le sache pas. C'est pour des raisons de sécurité ? Par ailleurs, ça me pousse dans mon envie de travailler sur ce drôle de monde des marins de commerce et des hiérarchisations selon les origines. est ce que par exemple les croates et les philipins font le même type de tâche ? Bises ma Lisette préférée !
    MatOu

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  7. Bravo pour ton récit de la traversée, et de l'arrivée. Nous allons suivre ton périple avec beaucoup d'intérêt, et de plaisir.
    A te lire bientôt
    Bises
    Jean-Yves et Christine

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  8. Superbe récit ! J'ai hâte de lire celui du retour ! Profite bien et prends soin de toi ! Bises

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  9. Merci à tous pour vos commentaires !
    Pour le contenu des conteneurs, je ne sais pas si c'est pour des raisons de sécurité que le capitaine n'est pas mis au courant. J'essayerai d'en savoir plus au retour. Matou, n'hésite pas à m'envoyer une liste de questions ;-) Ce que j'ai retenu, c'est qu'en Asie, ils ont tendance à mentir sur le contenu et ne pas signaler lorsqu'il s'agit de contenus dangereux (explosifs, produits inflammables...) pour ne pas payer de supplément. Et qu'il arrive donc que des cargos explosent en pleine mer !
    Pour la hiérarchie, sur ce bateau, le capitaine et son second étaient Croates. Le second lieutenant et les deux troisièmes lieutenants (qui se relaient tous trois à la barre à raison de deux quarts chacun par jour) étaient philippins. Sinon, je ne sais pas quel était la fonction de tous les membres de l'équipage, mais pour ce que je sais, aux machines, le chef mécanicien, l'électricien et le responsable des conteneurs réfrigérés étaient croates, et il y avait aussi deux autres Croates dont je ne sais pas qu'elle était la fonction. Et tout le reste de l'équipage était philippin. Et la fonction de passager était entièrement à la charge des français ;-)
    En tout cas, c'est vrai que les relations entre nationalités sont particulières sur ces navires. Et d'après les Croates, elles étaient plutôt bonnes comparé à d'autres cas (si j'ai bien compris, les équipages composés d'Allemands et de Philippins sont particulièrement explosifs) et les compagnies composent donc leurs équipages en fonction de ces affinités. Les discriminations de la part des compagnies envers les différents équipages sont aussi assez honteuses. Si j'ai bien compris, les Croates disposent de moins d'argent pour les repas que les Français, par exemple, et les Français ont le droit de consommer de l'alcool, pas les Croates ni les Philippins. Bref, y'a de quoi faire un bon article, dommage que je n'ai pas une âme de journaliste !

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  10. Ma lisou (enfin notre lisou, nous sommes 3 devant l'ordi...)
    Que c'est bon de te lire...ça donne tellement envie de partager ton aventure autour d'un petit thé!! Ca donne envie, ça avait l'air vraiment génial, je suis super contente pour toi! Nous venons de voir ta vidéo, Valentin était subjugué , nous avons du la regarder 5 fois de suite (merci pour lui...). Bisous ma toute belle, au plaisir de te relire à nouveau.

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  11. merci Lise de vos commentaires et photos .votre rencontre avec Sebb me permet de suivre votre aventure et pour une vieille dame de la rochelle (une amie de Sebb) ces recits et photos sont précieux et éclairent un peu ma solitude .merci Lise .je vous embrasse et ....bon vent.jacqueline

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  12. Merci ! Vos messages me font chaud au cœur !
    Jacqueline, je suis ravie d'avoir une nouvelle lectrice !
    Je viens de découvrir les vidéos de Sebb, qui les avait malicieusement cachées sur un autre site. Allez tous les voir, ça vaut le coup : http://www.sebbavelo.com/
    Valou va pouvoir en reprendre plein les yeux ;-)

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  13. Merci merci Lise pour ces précisions... Un ami à moi travaille sur des paquebots de croisière et il raconte plus ou moins la même chose : chaque nationalité est assignée à une tâche, et les salaires sont différents selon ton origine. Grande classe internationale... Mais bon on est pas là pour parler de ça ! On attend surtout la suite de ton aventure américaine
    PS : les ukrainiens aussi sont de grands marins, souvent sur des bateaux de commerce : si tu en croises, trinque avec eux à ma santé ! Budmo !

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  14. super le récit et le dessin de la salle de machine, et quelle lumière depuis la cabine sur les containers!! sacré lieu!

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