Non, l’équipage du CMA CGM Platon ne m’a pas jetée par-dessus bord. Je n’ai pas non plus décidé de me cacher dans un conteneur pour rester plus longtemps à bord, même si ce n’est pas l’envie qui me manquait. Si je n’ai pas donné de nouvelles depuis mon arrivée, c’est que j’ai eu envie de savourer les retrouvailles, sans trop penser aux adieux dont elles sont toujours synonymes.
La traversée s’est très
très bien passée et j’ai encore une fois trouvé le temps court.
Finalement, je n’ai pas retrouvé le même équipage qu’à
l’aller, car ils ont changé d’itinéraire et ne font plus la
liaison Brésil-France. Je me suis retrouvée sur le Platon, un cargo
deux fois plus petit que le Sambhar, idéal pour remonter la Tamise
et la Seine.
L’équipage était composé pour un tiers de Roumains
et deux tiers de Philippins. Cette fois-ci, j’ai passé plus de
temps avec ces derniers. Au bout d’une semaine, j’ai demandé à
manger avec eux, car je m’ennuyais dans le mess des officiers
(comprendre « mess des Roumains », car la séparation se
fait plus par nationalité que par grade). À nouveau seule femme à
bord, j’ai encore été traitée comme une princesse (j’ai
vraiment l’impression d’avoir écrit ça dans chaque article de
ce blog... J’espère que je n’ai pas trop pris de mauvaises
habitudes). Le chef cuisinier était amoureux de moi et redoublait
chaque jour d’imagination pour décorer mon assiette de fleurs et
animaux en légumes toujours différents.
J’ai fait du karaoké en
philippin, appris plein de tours de magie, scruté la mer pendant des
heures depuis la passerelle, observé les manœuvres de déchargement
et chargement du navire, regardé avec émerveillement des dizaines
et des dizaines de dauphins accourir de toutes parts dans le détroit
de Gibraltar pour jouer avec la quille, aperçu le rayon vert lorsque
le soleil disparaissait derrière l’horizon, etc. Bref, j’ai
encore une fois vécu des moments magiques, de ceux qui vous émeuvent
jusqu’aux larmes et donnent l’impression que votre lobe temporal
va exploser de tant de souvenirs extraordinaires à conserver. Je
crois que ce deuxième voyage en cargo ne sera pas le dernier...
Je n’avais donc aucune
envie de débarquer et j’ai versé quelques larmes dans ma cabine
avant de jouer à la dure en disant adieu à mes camarades de
traversée d’une poignée de main ou d’une accolade, les yeux
secs, mais le cœur noué. J’avais un peu peur de retrouver une vie
« normale », aussi. Après neuf mois de voyage, c’est
un peu effrayant de retrouver un quotidien plus monotone. Je me suis
demandé si j’allais supporter de passer plusieurs mois au même
endroit, sans rencontrer de nouvelles personnes tous les jours, sans
parler de langue étrangère, sans découvrir plusieurs fois par jour
des aspects inconnus d’une culture différente...
Puis j’ai posé le pied
sur la terre ferme, et mes craintes se sont envolées. J’étais –
je suis – contente d’être là. Finalement, ça fait du bien
d’être dans un univers connu. Je redécouvre le plaisir de pouvoir
se balader le nez en l’air sans avoir peur de se faire arracher son
sac à main. Mon séjour au Brésil a été un peu difficile. Je ne
me suis pas faite au profond clivage entre les riches et les pauvres
ni au règne de la voiture. J’ai rencontré des gens absolument
adorables, mais j’avais hâte de retrouver l’insouciance de ma
vie quotidienne en France, qui me semblait aller de soi, mais qui
s’est révélé être un luxe que tous n’ont pas. Ce n’était
pourtant pas la première fois que je me baladais dans un pays où
l’insécurité est élevée, mais c’est incontestablement au
Brésil que je l’ai ressentie le plus.
Par contre, en relisant ce
que j’avais écrit avant de partir, je réalise qu’aucune de mes
craintes ne s’est réalisée : mon filleul a bien grandi, mais
il se souvient de moi et j’ai même l’impression que la distance
nous a rapprochés ; je me suis fait plein d’amis, des vrais,
des gens vraiment super qu’il aurait été dommage de ne pas
connaître et, à mon retour, j’ai retrouvé mes amis d’ici comme
si on s’était quittés la veille, je n’ai donc rien perdu au
change ; je me suis aussi rendu compte que j’arrivais à
travailler dans des conditions vraiment pas idéales et j’ai fait
rêver au passage plein de voyageurs qui enviaient ma chance de
pouvoir partir à l’aventure sans mettre en péril ma situation
professionnelle.
La conclusion est donc
évidente : j’ai eu raison de partir. J’ai réalisé
plusieurs rêves (traverser l’océan en cargo, visiter le Brésil
et l’Argentine, voir des poissons-volants, etc.) et fait des
découvertes dont j’aurais rêvé si j’en avais eu conscience
avant (connaître Montevideo et les paysages sublimes du nord de
l’Argentine, goûter à la chaleureuse amabilité des Brésiliens
et à l’humilité joviale des Philippins, danser le tango, manger
des kakis, etc.). Et si je meurs demain, la dernière image qui me
viendra à l’esprit sera peut-être celle de Flor, mon hôte à
Posadas, chantant à tue-tête avec l’accent argentin, le balai à
la main : « Non, rien de rien, non je ne regrette rien ! »