Me voilà arrivée à Santos, hébergée
par Max et Fernanda, un couple de couchsurfeurs, dans un bel
appartement avec vue sur la mer. Je devrais voir passer le Sambhar d'ici une à deux heure. Je verserais sans doute une petite larme à le voir partir sans moi.
La traversée n’aurait pas pu mieux
se passer. Ça a été onze jours magiques de découvertes d’un
monde très particulier, de farniente et de parties de cartes
endiablées. C'est le cœur serré que j'ai dû dire au revoir à
l'équipage et à mon co-passager. Je serais bien restée à bord
pour un tour du monde avec toute cette équipe !
La montée à bord a été un vrai
parcours du combattant. L’agent portuaire m’avait dit au
téléphone qu’il fallait que je passe par le service d’immigration
avant d’embarquer. Mais il avait été incapable de m’indiquer où
se trouvait ce service ou de me donner une adresse. J’ai donc
parcouru les docks en long et en large, avec mon gros sac sur le dos.
Détail incongru : une scène d’un film se passant en France
dans les années soixante, je dirais, était en train d’y être
tournée. Un des bâtiments du port avait été transformé en
gendarmerie nationale, et des gens se baladaient en costume d’époque
et dans de vieux taxis rouges, avec pour toile de fond, le CMA CGM
Sambhar en plein chargement.
L’agent de l’immigration a à peine
jeté un œil à mon passeport et l’officier qui m’a accueillie à
bord du Sambhar n’a pas été très regardant non plus. On m’a
conduit à ma cabine et servit un bon repas dans le mess, puis j’ai
passé l’après-midi à découvrir le bateau, qui n’a quitté
Lisbonne que vers minuit.
Nous étions seulement deux passagers.
L’autre, Sébastien, était un français qui allait parcourir
l’Amérique à vélo. Nous nous sommes très bien entendus :
nous vaquions à nos occupations chacun de notre côté, et nous nous
racontions nos découvertes à chaque repas, que nous partagions en
tête à tête entre la table des officiers et celle des machinistes.
Sébastien me faisait mourir de rire avec son humour souvent teinté
d’autodérision et on n’entendait généralement que nous dans le
mess.
Nous avons eu la chance de tomber sur
le capitaine le plus cool de la compagnie. C’est ce que m’ont dit
les machinistes et je n’ai aucun mal à les croire. Nous avions
accès libre à la passerelle, où le capitaine et les officiers de
quart se faisaient un plaisir de répondre à toutes nos questions.
J’ai donc appris quelques bases de la navigation : priorité à
droite, comme en voiture, on accélère dans les zones fréquentées
par les pirates (au risque de se faire enguirlander par la compagnie
qui fait la chasse au « gaspillage » de carburant) et,
parfois, on embroche une baleine sans le vouloir
(croyez-le ou pas,
mais le capitaine était très sérieux quand il m'a raconté ça).
Le capitaine nous fait part de sa nostalgie du temps où la position
des cargos n’était pas constamment contrôlée par les compagnies
et qu’il pouvait faire un petit détour pour passer plus proche des
îles et des côtes et ralentir un peu pour pouvoir pêcher.
Maintenant, le temps et le carburant sont comptés et il doit des
explications pour le moindre petit retard.
L’équipage est en partie Croate et
en partie Philippin et on ne se mélange pas. La différence
culturelle est trop grande, selon les Croates, qui préfèrent jouer
à la briskula
(un jeu avec des cartes italiennes) plutôt que de faire des soirées
karaoké. Le régime alimentaire n’est pas le même non plus :
riz et viande ou poisson à l’aigre-doux pour les Philippins, repas
européens pour les Croates et les passagers. Et on se régale !
Un exemple de menu : soupe et salade en guise de mise en bouche,
toast de saumon fumé en entrée, risotto de fruits de mer à l’encre
de seiche en plat de résistance et banana split en dessert.
Heureusement qu’il y a un gymnase avec vélo stationnaire et rameur
pour faire passer tout ça !
La
langue à bord est l'anglais, avec plus ou moins d'accent selon les
interlocuteurs. Mais les apartés en croate sont courants et souvent
suivis d'éclats de rire, ce qui m'a fait regretter de ne rien
connaître de cette langue.
J’ai
aussi visité la salle des machines (ou plutôt l’immeuble des
machines, car ça s’étend sur cinq étages). Impressionnant,
surtout quand Danko, l’ingénieur électricien, explique comment
telle ou telle machine pourrait exploser et telle ou telle autre nous
couper une jambe ! Mais je n’ai peur de rien et je m’y suis
installée un bon moment pour dessiner des pompes, des gros tuyaux,
des boulons, etc. Un régal à l’encre aquarellable !
Une
fois en mer, lorsque toutes les manœuvres de déchargement et de
chargement sont terminées, nous sommes également autorisés à nous
promener librement à l’extérieur. Le capitaine fait même
installer une chaise longue sur le château de proue pour que je
puisse y faire bronzette
et rebaptise l’endroit « la plage ».
Il demande à l’équipage de m’y laisser tranquille. Il n’hésite
pas, par contre, à y venir me faire subir le baptême du passage de l’équateur : un bon seau d’eau glacée au moment où je m’y
attends le moins. Je pense que je n’oublierai jamais l’image de
ce capitaine, en slip de bain orange, portant son seau de plage avec
des petits poissons et des étoiles de mer dessinées dessus !
Mon seul regret est de n’avoir pas osé le prendre en photo !
Le
château de proue est non seulement extrêmement tranquille, car
éloigné du bruit du moteur, mais c’est également le meilleur
endroit pour observer les poissons volants qui fuient le mastodonte
que nous sommes, les mouettes qui en profitent pour se faire un
festin et les dauphins qui viennent s’amuser avec la quille en une
gracieuse nage synchronisée. J’ai aussi vu plein de baleines en
approchant des côtes brésiliennes et j’ai même aperçu un requin
marteau pendant quelques secondes (alors que le capitaine disait
qu’il ne voyait en moyenne un requin que tous les cinq ans) !
Pour
ce qui est des côtes, nous avons seulement aperçu les Canaries et
le Cabo Frio, une pointe de terre au nord de Rio de Janeiro. Le reste
du temps, il n'y avait que nous et l'horizon, où apparaissait
parfois un vraquier ou un porte-conteneurs. Je n'ai pas vu un seul
voilier.
Je
ne me suis pas ennuyée une seule fois pendant toute la traversée.
Levée à 7 h pour le petit-déjeuner, je me recouchais
généralement une petite heure. Ensuite, j’allais faire un tour
sur la passerelle, pour voir sur les cartes où on se trouvait et
discuter avec l’officier de quart, ou je descendais passer un
moment avec les machinistes pendant leur pause. À midi, retour au
mess pour le déjeuner, puis tartinage de crème solaire et direction
le château de proue pour bouquiner, faire la sieste et observer la
faune marine.
Retour vers 17 h pour une petite demi-heure de gym
et une bonne douche avant le dîner, servit à 18 h. Ensuite,
parties de cartes et discussions plus ou moins sérieuses avec les
Croates avant d’aller me coucher. Pas un seul moment le fait d’être
seule femme a bord ne m’a pesé. Au contraire, tout le monde avait
l’air tellement ravi de ma présence, que je me suis vite sentie
intégrée.
Chaque
jour ou presque nous réservait quelques surprises. On a participé à
un exercice d’alerte incendie. On a appris à mettre nos gilets de
sauvetage, observé l'équipage faire semblant d'éteindre un feu et
on est montés dans le canot de sauvetage. Ce n’est qu’après que
les machinistes m’ont raconté que plusieurs Philippins avaient
trouvé la mort dans un exercice comme celui-là, car le canot de
sauvetage s’était détaché et avait fait une chute de 30 m.
Ils s’étaient bien gardés de nous le dire avant l’exercice !
Le
capitaine, toujours soucieux de faire en sorte que notre expérience
soit la plus complète possible, nous a aussi fait une visite de nuit
du bateau. Direction le château de proue par l’intérieur de la
coque. On y a découvert que les conteneurs ne s’entassaient pas
seulement sur cinq étages au-dessus du bateau, mais également sur
autant d’étages à l’intérieur ! Pour ce qui est du
contenu, c’est resté un mystère jusqu’au bout, car le capitaine
lui-même ignore ce que son cargo transporte (sauf quand il s'agit de
marchandises dangereuses ou réfrigérées). Sébastien et moi nous
sommes donc laissés aller à imaginer toutes les hypothèses :
armes, drogue, clandestins...
Pour
ce qui est du mal de mer, j’ai été plutôt tranquille. La
première semaine, j’ai mis un patch, mais j’ai fini par m’en
passer : je m’étais habituée au roulis. Il m’arrivait
même, quand je passais plusieurs heures à l’intérieur, d’oublier
que j’étais sur un bateau et d’être presque surprise, en
rentrant dans ma cabine, de voir par le hublot que nous étions
toujours en pleine mer ! Le dernier jour seulement, en arrivant
en vue de Santos, le bateau s'est mis à tanguer plus que d'habitude
et je ne faisais plus ma fière !
Je
n'ai pourtant pas eu le mal de terre en débarquant. Je me suis juste
sentie un peu assommée par le contraste entre le calme du bateau et
le bruit et l'activité de la ville et par la tristesse de quitter
mes nouveaux amis. Mais ce n'était qu'un au revoir et je compte bien
suivre les aventures de Sébastien sur
http://sebbavelo.blogspot.com.br/
en espérant le recroiser un jour (et je vous conseille d'aller faire un tour sur son blog d'ici quelques jours pour voir son propre récit de la traversée). Je pense aussi sérieusement à
rentrer en France à bord du CMA CGM America, frère jumeau du
Sambhar, où je devrais retrouver une partie de l'équipage, tout
heureux de rentrer au bercail.
PS :
Au moment où j’allais publier cet article. Danko m’envoie un
message sur Facebook me disant qu’il faut que je retourne au port,
car je ne suis pas passée par la douane hier soir ! Un agent
vient me chercher au pied de l’immeuble, accompagné de Sébastien
qu’ils n’ont pas voulu laisser partir tant que je n’étais pas
passée à la douane puisque nos deux noms figuraient sur leurs
papiers. Il met des scellés sur mes sacs. On retourne au port, où
il nous remet un papier sans qu’on n’ai besoin de sortir de la
camionnette, puis on se rend au bâtiment de la douane, dans le
centre-ville, où on nous fait décharger les sacs, on jette un coup
d’œil à nos passeports et on nous laisse repartir sans avoir
touché aux sacs ni tamponné les passeports. Et voilà une belle
matinée de découverte de la bureaucratie brésilienne !